Sur ce sonnet
de Pétrarque, que je vous propose dans ma traduction, les critiques se sont
acharnés: ils l’ont tiraillé, écartelé, disséqué pour en tirer du sens, ou
mieux, pour en tirer le sens qu’ils avaient décidé de lui attribuer.
A part les
disputes sur le mot “port” du dernier vers (est-ce Dieu ? La femme
aimée ? la gloire littéraire ?), c’est surtout le mot
« oubli » qui fait problème : a-t-il un sens actif ou passif,
c’est le poète qui oublie (le droit chemin) ou qui est oublié (par l’objet de
son désir) ?
Mais ce n’est
pas tout: normalement c’est l’eau (le Léthé, la mer) qui représente
métaphoriquement les noirs abîmes de l’oubli, mais cette fois c’est le navire
lui-même qui est « rempli d’ oubli » (colma d’oblio). Désarroi
des critiques : leurs pistes sont brouillées…
Et pourtant la
langue limpide du poète évoque une image si nette, si précise dans ses détails:
un vaisseau fantôme poussé par l’espoir et le désir dessine courageusement sa
route (l’amour au gouvernail, le défi aux avirons) entre Charybde et Scylla...
Mais déjà la voile se déchire, une pluie de
larmes et un brouillard de mauvais augure alourdissent les haubans et cachent
les étoiles : tout n’est qu’ignorance, erreur et désespoir…
Depuis quelque
temps l’image de ce navire en détresse me hante : mes réflexions sur la
mémoire, l’histoire, l’identité, l’oubli ont réveillé des créatures
monstrueuses qui remontent à la surface pour nous menacer : l’ ignorance,
l’erreur, le désespoir…
La situation
politique actuelle exigerait des prises de position nettes, fortes, lucides,
pour désamorcer les attaques incessantes contre notre morale laïque, contre les
droits et la dignité de ceux et de celles qui ne savent ou qui ne peuvent pas
se défendre, contre notre exigence de justice, notre désir de liberté responsable,
de culture partagée, d’épanouissement sexuel.
Comment
réagissent les femmes?
Malheureusement
leurs réactions ne sont ni nettes ni fortes ni lucides.
Essayons d’y
voir plus clair.
J'assiste
depuis quelque temps à un
affaiblissement graduel, à une détérioration, je dirais même à une dégradation
de la capacité d’intervention des femmes (sauf de très rares exceptions,
évidemment) à tous les niveaux : vie privée, lieu de travail, milieux
culturels et politiques, communication.
Cette dégradation
peut avoir comme première manifestation un oubli total – une ignorance
totale – de l’histoire et des luttes qui ont caractérisé les mouvements pour la
libération des femmes (et des hommes !), comme si on devait en avoir
honte, ce qui comporte un aplatissement sur des intérêts économiques et sur des
faits contingents, sans histoire : les familles n’ont plus de mémoire, on
se laisse harceler au lit ou sur le lieu de travail, le prêt-à-porter
pseudoculturel envahit les médias : on accepte tout sans réagir. Et
pourtant, déjà au XVIIIe siècle une femme savait bien comment se servir des moyens de
communication disponibles à l’époque pour défendre et faire connaître ses
idées...
Mais la
dégradation dont je parle peut aussi s’exprimer à travers d’autres réactions
aberrantes : au lieu d’élaborer des stratégies lucides d’intervention
politique, de préparer des documents à faire circuler (les adversaires ne sont
pas démunis, eux !), trop souvent les femmes s’abandonnent à des
polémiques stériles, parfois hystériques, qui comportent leur exclusion
automatique des lieux où les décisions importantes sont prises.
Et ancore plus
souvent ces polémiques se font - hélas - entre femmes: ce que j’ai lu entre les lignes à propos du colloque
romain sur l’identité (“vieilles” féministes contre jeunes féministes) et ce
que Gabriella Alù nous raconte ce mois-ci à propos du malaise de la politique (le contraste entre les femmes qui travaillent à
l’intérieur des institutions et celles qui préfèrent rester dehors) m’a
vraiment fait souffrir: quel gaspillage dans les discussions!
Est-ce donc
plus important de revendiquer des priorités, de se proclamer comme les uniques,
les « vraies », que de lutter contre cette montée implacable du
cléricalisme, du néorévisionnisme sans culture?
Mais ce n’est
pas tout. Les polémiques de mauvais aloi (je ne parle pas évidemment des
discussions utiles pour mieux se comprendre, pour construire) entre femmes
trouvent leur terrain privilégié sur l’Internet, dans les listes de discussion
(vous rappelez-vous Sebben che siamo donne?) mais aussi, je dirais même surtout, dans le courrier
électronique, quand il est utilisé à l’intérieur d’un groupe.
La merveilleuse
possibilité d’envoyer en même temps (et en temps réel) un seul message à
plusieurs personnes engendre chez certaines femmes des effets néfastes: la
présence d’un public silencieux au lieu
de rendre plus fluide et immédiate la communication les amène trop
souvent à frapper sur le sac pour que l’âne
entende. Les autres… “sacs” perdent leur temps à esquiver des
projectiles qui ne leur sont pas adressés: encore une fois, quel
gaspillage ! Quand ces prime donne se déchaînent, je m’éloigne pour
ne pas m’infecter : il s’agit en effet, là aussi, d’une véritable maladie
de la communication.
Ignorance,
erreur… désespoir. Oui, il y a aussi des femmes désespérées.
Elles n’ignorent pas le passé, elles n’attaquent jamais les autres femmes, mais
elles ont la sensation qu’elles ne savent pas réagir quand on les attaque.
Elles se sentent démunies, elles culpabilisent et préfèrent se taire, car elles
ne savent pas argumenter.
Notre bateau
risque de sombrer, nous sommes en danger – comment réagir?
Pour sauver
« l’art et la raison » je n’ai que deux remèdes: la lecture
(au sens large du mot, un tour en ville ou un voyage sont aussi une
“lecture”) et l’écriture.
Oui, je sais: docens
in æternum, titjan m’ accuse ce mois-ci de tout miser sur la culture.
Mais dans le
vide culturel on n’élabore aucune stratégie.
Et moi
j’aimerais que nous puissions les partager, ces stratégies lucides pour
contraster tout ce qui nous étouffe, tout ce qui nous oblige à faire marche
arrière.
Voilà pourquoi
je voudrais vous parler de deux livres qui pourraient nous aider dans ce travail
d’élaboration commune.
Le premier nous apprend à argumenter.
Le deuxième nous parle de l'art de l'oubli.